28 octobre 2010
Danger Chaussée fatale
Les élus des communes traversées par la route Centre Europe Atlantique ont la hantise d'être réveillés en pleine nuit pour aller constater les dégâts. PASCAL LAFAY POUR " LE MONDE "
Classée parmi les axes plus dangereux de France, la route Centre Europe Atlantique est le théâtre de nombreux accidents mortels sur le tronçon qui traverse l'Allier. Les habitants évitent cette route, les pompiers déplorent l'inaction des politiques... qui se renvoient la balle
L'accalmie n'aura duré qu'un mois et demi. Lundi 18 octobre, après un été particulièrement meurtrier, le sang a de nouveau coulé, dans l'Allier, sur la route Centre Europe Atlantique (RCEA). Près de Montluçon, le passager d'une fourgonnette a été tué après un choc violent contre un semi-remorque. Ce décès porte à 15, dont 4 enfants, le nombre de victimes depuis le début de l'année sur le tronçon départemental de cette route absolument " hors norme ".
Classée parmi les quatre axes les plus " dangereux " du pays lors du Grenelle de l'environnement, la RCEA détient, dans l'Allier, un taux de mortalité cinq fois plus élevé que le reste du réseau national. Ces dix dernières années, 77 personnes y ont trouvé la mort. En ce week-end de la Toussaint, traditionnellement meurtrier sur les routes de France, un dispositif exceptionnel, avec la présence d'un hélicoptère et de gendarmes réservistes appelés en renfort, va être déployé tout au long de l'itinéraire.
Ce qui choque le plus dans la description des accidents qui s'y succèdent n'est pas seulement leur violence - la plupart sont des collisions frontales - mais leur scénario quasi immuable : les victimes sont presque exclusivement des conducteurs en transit dans l'Allier, département central que l'on traverse après avoir effectué plusieurs centaines de kilomètres : Vendéen se rendant dans l'Ain, famille du Doubs " descendant " dans le Sud-Ouest, immigré portugais retournant en Allemagne...
Atteint de somnolence, l'automobiliste quitte généralement de lui-même son axe de conduite pour s'encastrer dans un véhicule sur la voie opposée. Bidirectionnelle (à deux voies) sur 70 % du tracé qui va de Molinet (à l'est du département) à Montmarault (à l'ouest, où la RCEA rejoint l'A71), la route a tout du piège fatal avec ses courbes sans visibilité, ses accotements étroits réduisant toute manoeuvre et son absence de barrière de sécurité entre les deux sens de circulation.
Quant à ses quelques aires de repos, leur vétusté n'invite guère à les fréquenter. " Les gens qui arrivent ici alors qu'ils ont deux ou trois heures de volant derrière eux ignorent qu'ils vont devoir se fader des dizaines de kilomètres sans pouvoir s'arrêter. Livrés à eux-mêmes, ils finissent par s'endormir ", décrit Jean-Paul Luminet, le directeur des équipements au conseil général de l'Allier.
Un facteur ajoute au risque d'assoupissement, voire de nervosité des conducteurs : la cohabitation avec un nombre vertigineux de camions. Sur certaines parties, les poids lourds représentent près d'un véhicule sur deux. Originaires pour la plupart des pays de l'Est, ils empruntent cette route parce qu'elle présente le double avantage d'être directe, géométriquement, sur le chemin menant vers la péninsule ibérique, et gratuite, ce qui n'est pas rien en ces temps de ralentissement économique.
La crise n'explique pas tout cependant. Le péché originel de la RCEA est aussi d'être une route transversale et d'avoir été créée, dans les années 1960, par des élus locaux soucieux de développer touristiquement leur région. Trait d'union entre la façade Atlantique et le sillon rhodanien, l'axe n'a jamais reçu les faveurs ni les crédits de son gestionnaire - l'Etat - trop occupé par le développement des autoroutes et des nationales Paris-province. Ces dix dernières années, son trafic a pourtant augmenté de 30 %, pour atteindre jusqu'à 15 000 véhicules par jour.
Or, son retard structurel est bien la cause des tragédies qui s'y jouent : " Les accidents mortels sur la RCEA ne sont dus ni à des excès de vitesse ni à une consommation d'alcool ou de stupéfiants, mais bien à des pertes de vigilance ", reconnaît le préfet de l'Allier, Pierre Monzani, complétant des propos antérieurs assez mal vécus sur place, dans lesquels il appelait à " la responsabilisation " des usagers pour qu'ils " maîtrisent leur fatigue ". " Bien sûr qu'on doit faire preuve de prudence sur cette route comme sur toutes les routes, mais c'est bien l'infrastructure qui est en cause ici ", lui objecte le président du conseil général, Jean-Paul Dufrègne (PCF) pour qui cette route " est d'un autre temps : le Moyen Age ".
Ceux qui en ont le plus conscience sont probablement les habitants de l'Allier. Ce n'est pas un hasard si très peu figurent parmi les victimes recensées : " Nous assistons à des stratégies d'évitement de la part des populations environnantes, qui préfèrent emprunter des routes départementales plutôt que de s'aventurer dans ce couloir de la mort ", indique Jean-Paul Luminet, au conseil général. " Moi, c'est bien simple : je ne la prends jamais, raconte Frédéric Verdier, un plombier chauffagiste de Moulins. Les gens du coin ont tous une anecdote à raconter sur la RCEA : untel a dû freiner devant un véhicule faisant demi-tour sur la chaussée, tel autre s'est retrouvé à trois véhicules sur deux voies... Cela m'est arrivé d'ailleurs. Depuis, j'ai la trouille. "
Un autre sentiment, mélange de colère et de résignation, s'est également enraciné au fil des années dans les plaines du Bourbonnais. Notamment au sein des élus des communes traversées, dont la hantise est d'être réveillés en pleine nuit pour aller constater les dégâts : " J'ai ramassé trois morts de la même famille en avril. Le conducteur était parti de Metz à 23 heures et il s'est encastré dans un camion en arrivant sur ma commune. De tous mes mandats, cet accident est l'événement qui m'a le plus marqué, confie, la voix tordue par l'émotion, Guy Charmetant, le maire de Montbeugny (650 habitants). Depuis 1979, j'entends dire que la RCEA va passer en 2 x 2 voies. Les gens sont blasés. On en a tous marre. "
Eux aussi en ont ras le bol et ne s'en cachent plus : les sapeurs-pompiers volontaires. " Quand on doit aller sur la RCEA, on sait que ce ne sera pas beau à voir ", maugrée l'un d'eux, sous couvert d'anonymat. " La vocation de pompier volontaire est de sauver des vies, pas de constater les échecs des pouvoirs publics, abonde Christophe Gardien, un viticulteur de Besson (800 habitants), où il dirige bénévolement le Centre de première intervention. Quand il y a un choc frontal, ce n'est pas de la fatalité. Si un conducteur s'endort, c'est qu'il y a une raison. Les politiques feraient bien de monter avec nous dans le camion rouge une fois de temps en temps. "
Après plusieurs décennies d'immobilisme, les " politiques " en question ont, semble-t-il, décidé de passer à l'action. En mars 2009, le secrétaire d'Etat aux transports, Dominique Bussereau, a proposé la " mise en concession " de la RCEA sur les départements de l'Allier et de Saône-et-Loire. L'idée : faire faire les travaux - d'un montant de 1 milliard d'euros (l'Etat apportant 350 millions) - par un groupe privé, avec pour objectif une mise à niveau totale à 2 x 2 voies en 2018. En contrepartie, le futur concessionnaire se rémunérerait en installant des péages.
Etonnamment, ce projet de privatisation a les faveurs du président communiste du conseil général : " Je pourrais me murer derrière mes certitudes et dire que c'est à l'Etat de pallier ses manques, explique Jean-Paul Dufrègne. Mais je pressens qu'on en a pour vingt ou trente ans si on laisse le Plan de modernisation des itinéraires (PDMI) régler cette question. D'ici là, le nombre de morts aura crevé tous les plafonds. " Le conseil général conditionne toutefois son soutien à deux impératifs : la gratuité des péages pour les habitants de l'Allier et le maintien de l'ensemble des échangeurs existants.
Sauf qu'un obstacle de taille se dresse au milieu du chemin : l'opposition d'Arnaud Montebourg, le président (socialiste) du conseil général de Saône-et-Loire. Selon lui, les contribuables de son département ont déjà suffisamment payé, via les impôts locaux et nationaux, les aménagements effectués sur la RCEA ces dernières années. Et risquent de payer encore si, en cas de péage, un certain nombre de camions décident de se rabattre sur les routes départementales de Saône-et-Loire, qu'il faudrait alors remettre à niveau.
Alors que le débat public va débuter, cette discorde interdépartementale n'arrive pas au meilleur moment. Empêchera-t-elle le projet de voir le jour ? " Le drame de cette route est que tout le monde s'en renvoie la responsabilité. Depuis des décennies, c'est toujours à l'"autre" de "faire", déplore Daniel Thévenin, le président d'une association de familles de victimes de la circulation. A ce rythme, ce sont des calvaires et non des bornes qu'il faudrait installer au bord de la RCEA. "
Pour l'heure, ce sont des panneaux en quatre langues (français, anglais, espagnol et allemand) qui ont été dressés le long de l'axe, à l'initiative du préfet Monzani : " Perte de vigilance, risque de collision. " Des barrettes sonores ont également été installées au milieu de la chaussée, ainsi que des revêtements granuleux et autres balises axiales. Le but ? Stimuler l'attention de l'usager. Et le réveiller, si besoin. La gendarmerie a implanté deux radars supplémentaires et densifié la présence humaine sur place - plus dans un but de prévention que de répression.
Ironie de l'histoire, la RCEA est peut-être la seule route de France où n'est pas verbalisé le fait d'alerter les automobilistes d'en face de la présence de la maréchaussée. " Tant mieux si les gens font des appels de phare en voyant "du bleu" - des gendarmes - et rendent plus attentifs les autres conducteurs, explique Patrick Martzinek, le colonel du groupement de gendarmerie départementale. Tout ce qui peut contribuer à faire qu'on sorte en vie de cet axe est une bonne chose. "
Frédéric Potet
© Le Monde